La guerre hybride vue de Russie : vision stratégique et clés de compréhension
Depuis l’annexion de la Crimée en mars 2014, le terme de guerre hybride a fait une entrée fracassante dans le vocabulaire militaire occidental.
Adoptée depuis par l’OTAN, cette expression vise à qualifier les agissements de « petits hommes verts » en Crimée et plus largement l’ensemble des actions menées par les forces armées russes en Ukraine et ailleurs depuis trois ans, donnant parfois l’impression d’être utilisée à toutes les sauces pour caractériser n’importe quelle action russe. Mais quels concepts ce mot fourre-tout regroupe-t-il ? Et quelle vision les militaires russes possède-t-il de cette gibridnayavoina, qu’ils n’appellent d’ailleurs pas hybride mais non linéaire ? Et enfin, comment s’en prémunir ?
Qu’est-ce qu’une guerre hybride ?
Le concept de guerre hybride est formalisé au tout début des années 2000 aux USA, dans le cadre d’une thèse au sein de la Monterrey Naval PostgraduateSchool[1]. Ironiquement, il visait alors à caractériser la guerre menée par les tchétchènes contre les forces russes, qui oscillait entre guérilla et guerre conventionnelle. La thèse mettait en relief l’importance du soutien de la population locale, tant pour les combattants se fondant dans la masse que contre un adversaire connaissant mal le terrain.
Après le surge et le « réveil sunnite »mené par les américains en Irak, et surtout la guerre Israël-Hezbollah de 2006, la définition de guerre hybride a subi de nombreuses évolutions. C’est désormais une guerre dont la principale caractéristique est que la différence entre combattant et civil est gommée. Les belligérants, étatiques ou non, peuvent mener le conflit sur l’ensemble des théâtres d’opérations : économique, diplomatique, numérique… et faire appel aux actes terroristes et criminels pour parvenir à leurs fins. Une part essentielle de ce type de conflit reste néanmoins la bataille de l’opinion, à différents niveaux : local, national et international.
La définition de la guerre hybride, côté occidental, a donc subi de fortes modifications, au gré des différents conflits auxquels les armées de l’Ouest ont eu à faire face. Ce terme caractérise un conflit utilisant de nombreux leviers d’actions sur et en dehors du champ de bataille. Néanmoins, les différentes armes et stratégies utilisées ne sont généralement pas novatrices[2] et il n’existe pas une grande différence avec le concept de smart power, qui vise lui aussi à utiliser all the tools in the toolkit pour utiliser au mieux ses forces sur les points faibles de l’adversaire. Ce qui n’est pas surprenant, les russes ayant construit leur « guerre non linéaire » en miroir des évolutions stratégiques occidentales.
La guerre non linéaire, nouvel outil stratégique de l’armée russe :
Ce sont en effet les deux guerres en Irak et celle en Libye qui inspirent le commandement russe, ainsi que les printemps arabes. Dès 1999, impressionné par Desert Storm, le Major-General Vladimir Slipchenko publie Voinabudushchego, ou la guerre du futur. Dans ce livre, il décrit ce que seront pour lui les conflits de « sixième génération ». Abandonnant le concept de la confrontation atomique caractéristique de la guerre froide, leur objectif principal sera la destruction à distance du potentiel économique ennemi, en s’appuyant notamment sur les réseaux.
La doctrine militaire de 2010 marque un virage stratégique. Face à un environnement considéré comme hostile, elle insiste sur l’importance de « l’utilisation intégrée des forces militaires et des forceset ressources de caractère non militaire » et des stratégies d’influence comme les « guerres du gaz »[3].
L’année 2013 consacrela mutation de la pensée militaire russe avec la publication de la « doctrine Gerasimov », du nom du chef d’état-major des armées russes. Dans ce document, il estime que la Russie sera amenée à mener un « nouveau type de guerre, [utilisant, NDLA] des méthodes non militaires pour atteindre des objectifs politiques et stratégiques ». Sil’action militaire directe n’est pas exclue,elle ne s’inscrit que dans un contexte limité, bien loin des offensives massives à la soviétique.
Dans la foulée, un « guide pratique » de la doctrine Gerasimov est écrit par deux officiers[4]. Ils y listentles unités utilisées: forces spéciales, titouchkis, volontaires locaux. L’objectif n’est plus de défaire l’Etat attaqué mais de lui dénier toute autorité sur la zone. L’ensemble des corps sociaux sont utilisés pour saper l’ennemi de l’intérieur : médias, ONG, milieux scolaires et religieux. Les deux officiers insistent par ailleurs sur le rôle des réseaux sociaux pour mobiliser les militants et gagner la bataille de l’opinion.
Les opérations de manipulation et de désinformation jouent un rôle fondamental et s’appuient sur de nombreux canaux :réseau diplomatique, déclarations officielles, médias officiels et privés. Cette guerre de l’information (ou informatsionnaïavoïna) vise à établir un contrôle réflexif sur l’ennemi en influençant sa prise de décision. Elle se différencie de la guerre de l’information (ou informatsionnaïaborba) classique, basée sur le renseignement, la propagande et la guerre numérique.
Chekinov et Bogdanov distinguent trois temps dans la guerre non linéaire. La première phase, de préparation, est constituée d’éléments réversibles et légaux. Les agences diplomatiques identifient les faiblesses du pays et établissent des réseaux d’allégeances, notamment oligarchiques. Les médias russes établissent le contact avec la population locale, notamment russophone, afin de devenir leur principale source d’information. L’objectif est de détruire à long terme l’autorité de l’Etat visé.
Ensuite, les auteurs insistent sur la nécessité d’une attaque rapide, les opérations sur le terrain devant durer deux semaines maximum. La rapidité crée des situations de facto avant que l’Etat visé ou la communauté internationale ait le temps de réagir. Enfin, une phase dite de stabilisation vise à assurer la pérennité de la conquête militaire au niveau politique. L’organisation d’un scrutin local censé prouver la ferveur populaire envers le soulèvement est l’option privilégiée, car il permet aussi de légitimer les nouvelles autorités locales au niveau international.
La nouvelle stratégie militaire russe est donc issue d’une réflexion principalement inspirée par les guerres menées par l’Occident. Se sentant menacés de toutes parts, la Russie et son état-major ont envisagé la meilleure réponse à adopter face aux opérations de régime changeet ausoft power américain. Ne pouvant plus rivaliser en puissance pure, les forces militaires russes privilégient les actions asymétriques, dans tous les domaines : politique, économique, informatif, technologique et même environnemental. En ce sens, la nouvelle doctrine militaire russe peut être vue comme une tentative de « remettre à niveau » la pensée stratégique au regard des actions militaires occidentales. Les réflexions doctrinales de Moscou ne doivent donc pas forcément être prises comme des velléités offensives ou expansionnistes. Contrairement à ce que l’expression « guerre hybride » sous-entend, la guerre non-linéaire russe est avant tout, du point de vue russe, une posture défensive face aux guerres du XXIème siècle et un occident jugé hostile. Elle s’appuie d’ailleurs moins sur l’action militaire directe que sur des actions indirectes visant à détruire la volonté de l’ennemi. C’est donc avant tout une stratégie d’influence qui s’inscrit dans la volonté de Moscou de conserver son rang sur l’échiquier mondial.
S’il témoigne d’une forte hausse de la méfiance vis-à-vis de l’Occident, ces modes d’actions ne sont pas neufs[5], contrairement à l’expression guerre hybride. Néanmoins, ce repositionnement stratégique constitue une claire remise en cause des équilibres issus de la guerre froide et un véritable challenge pour l’Occident. Dans ces conditions, quelles stratégies adopter pour contrer la guerre non linéaire russe ?
Quelles réponses pour l’Ukraine face à la guerre hybride :
L’un des aspects mis en relief par la guerre hybride russe en Ukraine, c’est l’importance de la phase dite de préparation. Instaurer un état de droit pour contrer la mise en place de schémas corruptifs est donc essentiel. De plus, disposer d’un Etat qui respecte sa population est la meilleure façon d’amener celle-ci à le défendre s’il est attaqué[6].
De même, la guerre hybride nécessite l’appui massif des populations civiles pour être efficace, comme le prouve le contre-exemple du Donbass. Les populations n’ont pas adhéré au fantasme de Novorossiya, obligeant l’armée russe à intervenir à Ilovaisk pour éviter la déroute séparatiste qui se dessinait. Par conséquent, des politiques inclusives vis-à-vis des minorités sont nécessaires pour éviter qu’elles ne cèdent à la propagande et au sécessionnisme.
Enfin, contrer la propagande russe suppose de disposer de canaux de communications robustes et qui diffusent vers l’ensemble des populations. Cette communication, en plus de renforcer le sentiment d’appartenance à la nation, est d’autant plus importante que, dans les guerres hybrides, les perceptions des populations sont bien plus déterminantes que la réalité issue des combats. A terme, bâtir un état de droit en Ukraine pourrait potentiellement amener les populations à souhaiter de plus en plus ardemment une réintégration, plutôt qu’une survie au sein « d’états » fantoches.
Au niveau militaire, la nature hybride des opérations militaires russes dans l’est de l’Ukraine, mélange d’intervention militaire directe et de soutien à des bandes armées et manifestants, suppose une réponse hybride de l’appareil sécuritaire ukrainien, et de tout pays visé par ce type d’attaque.
L’aspect fondamental semble être la bonne coordination entre forces de police et militaires : manifestants et bandes armées pour l’une, armée adverse et forces spéciales pour les militaires. La collecte et l’échange de renseignements entre les différents services est fondamental. En effet, les forces armées russes étant susceptibles d’agir de façon masquée largement avant le déclenchement du conflit, les renseignements des forces armées doivent être transmis aux forces de police.
Contrer une guerre hybride ne suppose donc pas seulement de posséder une armée puissante, mais aussi une police ayant suffisamment de forces de renseignements et anti-terroristes pour neutraliser les éléments subversifs et contenir les foules hostiles. C’est notamment l’absence de ces forces au tout début du conflit qui ont conduit à la paralysie de l’Etat ukrainien, incapable de gérer quelques centaines de personneshostileset déterminées pour occuper les bâtiments publics.
Le conflit ayant désormais muté en une guerre limitée, les besoins essentiels de l’armée ukrainienne pour mieux lutter contre les séparatistes se concentrent autour de pièces d’artillerie disposant de systèmes de visée performants pour cibler les équipements séparatistes avec précision et éviter les bombardements sur les zones civiles qui ne font qu’aliéner les populations. Cet élément est d’autant plus fondamental que les séparatistes tirent souvent volontairement depuis des zones résidentielles.
De même, des armes antichars de dernière génération, des drones de surveillance et des systèmes de vision nocturne et de protection des soldats semblent des évidences au regard de l’équipement séparatiste.
Néanmoins, fournir de tels équipements à l’Ukraine supposerait également de profondes réformes de l’armée ukrainienne, tant en termes de culture stratégique que de probité, pour éviter que ces équipements soient détournés ou mal utilisés. En ce sens, les différentes opérations de formation fournies par plusieurs pays de l’OTAN peuvent s’avérer décisives. Des formations portant notamment sur les actions CIMIC[7], pour gagner « les cœurs et les esprits » des populations locales seraient intéressantes. De même, il pourrait être opportun que les ukrainiens bénéficient de l’expérience américaine en Irak, notamment dans l’organisation du réveil sunnite. Certains chefs de guerre du Donbass étant plus motivés par l’appât du gain que par le mirage de Novorossiya, pourquoi ne pas essayer de provoquer des retournements d’alliances en jouant des rivalités internes à la DNR et à la LNR ?
Il reste cependant difficile de lutter contre une guerre hybride,en particulier durant la phase préparatoire. Celle-ci recouvre en grande partie la réalité du travail de la très grande majorité des représentations diplomatiques dans le monde, véritables outils d’influences dans les pays hôtes. Face à un Etat russe ayant une vision réaliste des relations internationales, l’objectif principal doit être d’augmenter le coût d’une opération de déstabilisation, la diminution du ratio avantage/coûts pouvant l’amener à la retenue. Si basculer d’un pays post-soviétique à un état de droit proche des standards occidentaux est un travail titanesque, il demeure la meilleure voie pour l’Ukraine de se prémunir contre les agissements russes, et la seule voie pour s’assurer que les promesses de Maidan seront tenues.
Par Ulrich Bounat, analyste en relations internationales, spécialiste de l’Europe centrale et auteur de « La guerre hybride en Ukraine, quelles perspectives ? », 2016, Éditions du Cygne.
[1]William J. Nemeth, “Future war and Chechnya : A case of hybrid warfare”, 2002
[2]Guérilla, opérations commandos ou de désinformation, par exemple, ont déjà amplement décrites et utilisées
[3]L’arme économique est l’une des premières utilisées par la Russie dans la foulée des révolutions de couleurs dans son étranger proche comme dans le double conflit gazier avec l’Ukraine en 2005-2006 et 2008-2009
[4]Colonel S.G. Chekinov, Lt. Gen. S.A. Bogdanov. "The Nature and Content of a New-Generation War", 2013
[5] Dès la guerre d’Abkhazie de 1993, ce sont essentiellement les rebelles abkhazes, armés et encadrés par des experts russes, qui mènent les opérations, épaulés sporadiquement par des forces spéciales russes
[6]A l’image des victoires finlandaises contre l’URSS durant la Guerre d’Hiver de 1939
[7] Coopération civilo-militaire