Ukraine : Enquête sur un centre de torture russe à Kherson
De nouvelles preuves, récoltées par Human Rights Watch, indiquent que les forces russes ont illégalement détenu et torturé des personnes dans un centre de torture et dans d'autres installations à Kherson et dans les environs, pendant leur occupation de cette zone entre mars et novembre 2022.
Des victimes et des membres de leurs familles ont décrit à Human Rights Watch des actes de torture et d'autres mauvais traitements infligés dans un centre de détention provisoire de la rue Teploenerhetykiv à Kherson, que les résidents locaux ont qualifié de « trou » ; de tels actes ont aussi été commis, selon leurs témoignages, dans un centre de détention de la rue Perekopska, ainsi que dans des installations provisoires au siège de l'administration municipale de Kherson, dans une école de village et dans un hangar d'aéroport. Les anciens détenus ont de manière cohérente signalé des formes similaires d'abus, notamment des passages à tabac violents avec des bâtons et des matraques en caoutchouc, des décharges électriques, des menaces de mort ou de mutilation, ainsi que l'utilisation de positions de stress douloureuses. Aucun soin médical adéquat n'était fourni aux détenus.
« Les forces d'occupation russes ont perpétré des tortures terrifiantes et d'autres abus contre les habitants de Kherson dans le centre de torture de la rue Teploenerhetykiv et dans de nombreux autres centres de détention », a déclaré Yulia Gorbunova, chercheuse senior sur l'Ukraine à Human Rights Watch. « Les individus responsables de ces actes horribles ne devraient pas rester impunis ; les victimes et leurs familles devraient obtenir réparation pour leurs souffrances, ainsi que des informations sur les personnes toujours portées disparues. »
Human Rights Watch a mené des entretiens avec 34 personnes au sujet du traitement abusif de civils pendant l'occupation russe de la région de Kherson, qui a duré du 2 mars 2022 jusqu'au retrait des forces russes d'une grande partie de cette région le 11 novembre 2022. Douze anciens détenus et 10 membres de leurs familles ont décrit comment des détenus ont été torturés ou ont été témoins de la torture d'autres détenus, ce qui, dans trois cas signalés, a entraîné leur mort. Ces entretiens sur des actes de torture font suite à des dizaines d'autres entretiens menés auparavant par Human Rights Watch avec des habitants de la région de Kherson au cours des premiers mois de l'occupation russe, dans le cadre d’un précédent rapport publié en juillet 2022.
Les forces russes qui se trouvaient à Kherson ont semblé adopter un schéma similaire dans leur traitement des civils, tout au long de leur occupation. Ils fouillaient agressivement une résidence, puis détenaient une ou plusieurs personnes qui y vivaient, sur la base de diverses accusations. Plusieurs détenus ont rapporté que les forces russes les avaient battus et menacés, eux ou leurs proches, y compris des personnes âgées. Les soldats russes couvraient ensuite les yeux ou la tête des personnes arrêtées avec un chapeau ou un sac, et les forçaient à monter dans un véhicule. Puis ils emmenaient ces personnes dans l'un des nombreux centres de détention – au moins une vingtaine – qui avaient été mis en place à Kherson et aux alentours.
Presque tous les cas de torture récemment documentés à Kherson portent sur un centre de détention provisoire qui avait été mis en place au 3, rue Teploenerhetykiv. Une personne a également été détenue dans des centres de détention provisoire situés à l'aéroport international de Kherson, et dans le bâtiment de l'administration municipale de Kherson. Une autre personne a indiqué que sa compagne de cellule avait précédemment été détenue dans un centre de détention provisoire au 10, rue Perekopska ; selon la BBC et d'autres sources, les forces d'occupation russes y torturaient des personnes. Un autre ancien détenu, emmené à environ 120 kilomètres de Kherson, a déclaré avoir été détenu dans une salle de stockage de 2 mètres sur 3, dans une école de village.
Human Rights Watch a précédemment documenté des cas de torture de détenus, y compris des prisonniers de guerre ukrainiens qui étaient membres des Forces de défense territoriales, dans l'ancien bâtiment de la Direction de la police nationale au 4, rue Liuteranska (anciennement rue Kirova), à Kherson.
Un homme qui a été détenu au centre de la rue Teploenerhetykiv a déclaré : « Il y avait cinq hommes… Ils ont tous été battus. Il y en avait un qui avait reçu une balle dans la jambe ; un autre avait une côte cassée. Nous avons entendu des cris [de personnes battues] toute la journée et toute la nuit. Les gens criaient à 3 heures du matin et le soir… Personne n’a reçu de soins medicaux. »
Les gardes russes ont également humilié les détenus en les forçant à crier des slogans pro-russes, à écouter et à chanter l'hymne national russe et des chants patriotiques russes, et à applaudir les chanteurs, sous la menace de coups.
La plupart des membres des familles de détenus ont déclaré qu'ils n'avaient reçu aucune information sur le lieu de détention de leurs proches, ce qui est pourtant requis par le droit international relatif aux situations d'occupation. De nombreux membres des familles cherchaient désespérément leurs proches, et tentaient de leur livrer des colis de nourriture et d'autres produits de première nécessité, sans toutefois savoir s'ils leur étaient parvenus.
Des anciens détenus et des membres de leurs familles ont déclaré que les autorités d'occupation russes avaient détenu des personnes pour divers motifs : pour avoir participé à des activités bénévoles réelles ou présumées, pour avoir apporté ou exprimé leur soutien aux forces ukrainiennes ou au gouvernement ukrainien, ou pour avoir participé à des opérations des forces de sécurité ukrainiennes en 2014 dans la région du Donbass.
Une femme a déclaré que les forces russes l'avaient détenue parce qu'elles ne pouvaient pas trouver son mari, et l'avaient donc retenue en otage jusqu'à ce qu'il se rende le lendemain.
Lorsque l'armée ukrainienne a repris Kherson en novembre 2022, les forces russes se sont repliées sur la rive gauche du fleuve Dniepr ; elles ont emmené de force avec elles des civils détenus sans leur offrir de protections fondamentales, et les ont illégalement transférés vers cet autre territoire. Parmi ces civils figuraient trois hommes dont des membres de la famille ont décrit les cas à Human Rights Watch. Deux hommes ont été libérés, mais n'ont toujours pas été autorisés à quitter les zones encore occupées. Les forces russes ont également transféré illégalement un activiste qui était détenu à Kherson vers Simferopol, en Crimée, région occupée par la Russie. Il s’agit d’un cas de disparition forcée : les autorités russes n'ont pas fourni d'informations sur son sort, et l'ont détenu au secret sans qu’il puisse avoir accès à un avocat.
Les autorités ukrainiennes ont enquêté sur des cas de détention illégale, de torture et d'autres mauvais traitements perpétrés à Kherson et dans la région environnante pendant l'occupation russe. Eugen Tereshenko, procureur de l'unité des crimes de guerre pour la région de Kherson, estime qu'il y a eu entre 4 000 et 5 000 cas enregistrés de civils détenus au cours de cette période, mais le nombre réel pourrait être beaucoup plus élevé.
Le fait de maltraiter, torturer ou tuer délibérément des civils ou des combattants capturés et détenus, de causer intentionnellement de grandes souffrances ou d'atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé, ainsi que de procéder à des déportations ou à des transferts illégaux, constituent des crimes de guerre.
« Cinq mois après le retrait des forces russes de Kherson et des régions environnantes, nous ne faisons toujours qu'effleurer la surface de leurs atrocités, et le traitement de tous les civils ukrainiens dans les zones occupées est de plus en plus alarmant », a affirmé Yulia Gorbunova. « Les individus en amont de la chaîne de commandement russe devraient savoir qu’ils finiront par être tenus responsable de tous les crimes commis. »