Cette interview a été enregistrée le 24 février, troisième anniversaire du début de l'invasion à grande échelle de la Russie.
Kirill Budanov, 39 ans, a été nommé au poste de chef du service renseignement militaire (GUR) en 2020, après avoir servi dans une unité d'élite, où il a mené des opérations audacieuses à l’arrière de l’ennemi. Il a été blessé à plusieurs reprises.
Dans une interview accordée en novembre 2021 à Military Times, il a détaillé les plans de la Russie pour attaquer l'Ukraine en janvier-février 2022.
Kyrylo Boudanov fait preuve d'une ouverture d'esprit sans précédent pour un chef des renseignements militaires et donne régulièrement des interviews aux journalistes, devenu donc une personne médiatique. Cela l'a rendu reconnaissable et a probablement joué un rôle important dans le fait que le chef du GUR se trouve aux premières positions dans le classement de confiance de la population depuis plusieurs années consécutives.
Quelles opérations du service renseignement militaire considère-t-il comme les plus réussies ? Pourquoi les Russes n'ont-ils pas pris « Kyiv en trois jours » ? Quelles sont les ressources militaires, économiques et humaines de l’ennemi ? Qu'est-ce passe-t-il au milieu de l’élite politique russe? Kyrylo Budanov répond à toutes ces questions dans une interview accordée à Ukrinform.
- Monsieur Kyrylo, depuis trois ans, notre pays lutte héroïquement contre un ennemi qui nous dépasse en nombre, alors que le Kremlin a menacé de prendre Kyiv en trois jours. Et c’est grâce à la résistance héroïque de toutes les forces de défense et du peuple ukrainien qu’il a échoué. Comment évaluez-vous l’état actuel de l’armée russe et ses conditions, ce qu’elle peut et ce qu’elle veut faire?
- Premièrement, les objectifs des Russes restent inchangés, ils ne les ont pas abandonnés et le disent publiquement. Et leur chef suprême affirme que les objectifs de l’opération militaire spéciale peuvent être atteints. Vous avez si bien dit : « Kyiv en trois jours » s’est transformé en trois ans de guerre à grande échelle. Donc, il semble bien que quelque chose « se soit mal passé ». Comment puis-je évaluer leur situation actuelle? Leur armée professionnelle a été détruite entre 2000 et 2023, depuis la Russie mobilise les personnes pour poursuivre cette guerre. Bien que formellement ils soient tous des soldats sous contrat, l'approche est la même : ils prennent une personne et maximum deux semaines plus tard elle est déjà sur le front. Leur principal avantage est le nombre de soldats.
- Leur objectifs sont les mêmes, mais comment s'efforcent-ils de les atteindre si, disposant à l'époque d'une armée professionnelle, ils n'ont pas pu atteindre les objectifs minimaux qu'ils souhaitaient et n'ont toujours pas pris l’intégralité du Donbass ? Sur quoi comptent leurs dirigeants militaro-politiques ?
-Comparez la carte datant de 21 février 2022 avec celle d’aujourd’hui. On ne peut pas dire qu’ils n’avaient atteint aucun objectif. Ils avancent, mais à un rythme complètement différent de celui qu’ils avaient prévu. Oui, ils ont été arrêtés dans la plupart des régions et ils connaissent un succès durable dans certaines régions. Ils comprennent donc que cette guerre est aussi désastreuse pour eux que pour nous, mais ils ont le potentiel pour avancer.

- Et pour combien de temps ils auront encore ce potentiel, car cela reste assez coûteux en personnel et en équipement ?
- C'est une guerre très coûteuse en général. Une journée de guerre leur coûte un peu moins d’un milliard, ce qui représente une somme énorme. En ce qui concerne le potentiel humain, encore une fois, il ne faut pas se leurrer : le potentiel, la mobilisation des ressources de la Fédération de Russie lui permettront d’avancer. Mais le rythme et le nombre de victimes, oui, ils ne peuvent pas l’ignorer et ils le prennent en compte.
- En parlant de potentiel humain, nous voyons qu’ils sont en train de recruter des forces nord-coréennes, ainsi que des ressortissants des pays d'Asie centrale et d'Afrique. Et ils déploient des armes nord-coréennes et iraniennes aussi.
- Ils ont peu d’armes iraniennes. Ils déploient surtout des armées en provenance de la Corée du Nord.
- Donc, en tenant compte de cela, peut-on dire que nous sommes déjà dans la troisième guerre mondiale ou que nous en sommes au prélude ?
- C'est une question philosophique, cela dépend de la façon dont on la regarde. Pour moi, oui, car la majorité absolue des pays les plus forts et les plus développés du monde y sont impliqués.
- Je comprends que vous disposez des unités d’analyse les plus puissantes. Et quelles sont vos prévisions quant à l’évolution de l’implication d’autres centres de force, tant de notre côté que de l’autre côté, notamment du côté ennemi ?
-Si on parle de l’implication de la Corée du Nord, alors c’est en quelque sort humiliant pour la Fédération de Russie, car c’est un pays qui prétend être presque le leader mondial, ou du moins la deuxième armée la plus puissante du monde. C’est humiliant, mais la réalité est telle qu’ils ont dû le faire.
La manière dont les pôles se comporteront est une question intéressante. Pour les Nord-Coréens, tout va bien, car ils sont les principaux bénéficiaires des bienfaits de ce processus : leur armée acquiert une expérience de combat qu’elle n’avait pas eue depuis les années 1950. Et sa première participation aux combats après un entraînement en Russie a montré que c'était tout simplement un cauchemar, ce qui signifie qu'ils n'étaient définitivement pas prêts à faire face aux réalités d'aujourd'hui. Ils rentreront, commenceront à recycler leur armée, c'est tout. Deuxièmement, ils ont « testé » leurs armes ici dans les batailles les plus féroces.
Le fait le plus intéressant sur lequel je vous suggère de vous concentrer est l’utilisation de missiles balistiques nord-coréens de type KN-23. Lors des premières utilisations, ces missiles ont manqué de précision, c'est-à-dire qu'il y avait des écarts d'un kilomètre et demi ou plus. Les spécialistes russes ont travaillé avec leurs spécialistes dans les usines, ont retravaillé, modernisé ces missiles et maintenant, ils atteintes leurs cibles. Les Nord-Coréens ont ensuite appris ce qu’étaient les drones. Ils n’avaient jamais rien vu de tel. Maintenant, ils vont rentrer chez eux, ils vont rééquiper et former leur armée. Et il est clair qu’ils constitueront une nouvelle menace pour la région du Pacifique. Avant, ils ne faisaient que tirer vers la mer du Japon et tout le monde était un peu inquiète. Mais, soyons honnêtes, tout le monde savaient que leurs armes manquaient de précision et étaient de mauvaise qualité. Alors qu’aujourd’hui , tout a changé. Ce n’est qu’un tout petit aspect.

- Qu'y a-t-il d'autre ?
- La situation dans le monde entier est à revoir. Regardez ce qui se passe, beaucoup de gens disent : la Russie a envahi l'Afrique, etc. C’est ainsi qu’ils tentent d’atteindre leur objectif stratégique : couper l’Afrique d’ouest en est ou d’est en ouest, comme vous voulez. Pour simplement couper à travers, de sorte que tout ce qui bouge, passe par eux d'une manière ou d'une autre. Dire qu’ils ne peuvent pas le faire n’est pas vrai. Oui, ils subissent des pressions là-bas, dans plusieurs pays leurs plans ont été complètement ruinés, mais ils essaient de continuer. Le Corps africain n’a pas complètement arrêté ses activités, bien au contraire, il les élargit. Ils ont été chassés de Syrie, alors ils s’installent en Libye. Ils procèdent de manière systématique. Il y a des problèmes en Amérique latine, ils essaient de s’infiltrer en Asie centrale, même en Birmanie il y a aujourd’hui des Russes, surtout des militaires.
- Donc ils répètent quelque part le paradigme qui existait en Union soviétique ?
- C’est exact. La Russie n’est pas l’Union soviétique, et la question est de savoir si elle disposera de suffisamment de ressources alors qu’en principe l’Union n’en avait pas assez, même si elle avançait avec une certaine confiance. Et c’est pourquoi la Russie va essayer de restaurer son empire, et pour cela elle a besoin de la Russie, de la Biélorussie, de l’Ukraine, il n’y a pas d’autre option. La Biélorussie... Ils se sentent plus ou moins à l'aise, même si, pour être honnête, la Biélorussie prend des mesures indirectes pour se différencier d'eux d'une manière ou d'une autre, au moins un peu. Et pourtant, ils soient leur allié, ils sont officiellement un État allié. Mais ce que leur manque, c’est l’Ukraine.
- Est-ce que leur potentiel économique est encore suffisant ou bien ils sont déjà confrontés à des problèmes? Quelles sont des crises auxquelles ils devront faire face dans leur avenir et comment pourrons-nous profiter de ces crises.
- Des problèmes sont déjà apparus, mais il ne faut pas se leurrer. Même selon les données officielles, le budget de la défense représente 41% du montant total. Ce sont des chiffres énormes: pour réaliser ce budget, presque tous les programmes sociaux, médicaux, éducatifs... ont été réduits. Autrement dit, l'impact financier et économique, négatif, sur la Fédération de Russie est déjà tangible. Mais je le répète: tant qu’il y aura du pétrole, du gaz, des métaux, des métaux précieux et des pierres, ils seront en équilibre.
- Dans une récente interview, le général Nayev a déclaré qu'à la veille de la guerre, il ne disposait d'aucune information ni d'aucun document officiel sur le moment et le lieu où l'offensive ennemie commencerait. Que pensez-vous de cela ?
- Vers octobre 2021, j’ai donné une interview aux États-Unis pendant laquelle j’ai montré un plan : comment cela se passerait, par quelles forces, dans quelles directions l’ennemi allait attaquer. Cette information avait déjà été rendue publique à l’époque. C'est-à-dire que, voyez-vous, si nous avons rendu quelque chose public, cela signifie que cela se produisait certainement partout jusqu'à ce moment-là. Je vous le rappelle encore une fois : c'était en octobre, vous pouvez le chercher à coup sûr, maintenant vous pouvez le trouver dans des sources ouvertes.

- Vous avez dit qu'à la veille de la guerre, vous êtes arrivé dans votre bureau pour vous préparer. Le général Syrsky a également noté que lors de la défense de Kyiv, les unités de la Direction principale du renseignement ont joué l'un des rôles clés. Et j'ai parcouru un certain chemin avec lui et je sais qu'il est très scrupuleux à ce sujet. Donc, d'après ce qu'il a dit, vous avez vraiment apporté une contribution significative à la défense de Kyiv. Si vous me le permettez, pouvez-vous donner quelques détails intéressants (je sais que c'était à Hostomel), comment vous êtes-vous préparé, comment avez-vous participé à la défense de Kyiv?
-La réponse est simple : nous avons participé aux événements du 24 février. Je suis très heureux que le commandant en chef ait mentionné ce fait. Je me souviens très bien de ces jours-là. Nous l'avons aidé de toutes les manières possibles, il commandait alors la défense de la région de Kyiv. Dès les premiers jours, nous avons travaillé fructueusement avec lui, ce qui a finalement donné un résultat que nous pouvons tous aujourd’hui ressentir par nous-mêmes : l’ennemi a été vaincu.
Les moments les plus puissants et les plus dangereux se sont produits au cours des deux premiers jours, alors que les forces principales de la 72e brigade avançaient. Et, au final, nous n'avions pas grand-chose à ce moment-là, soyons honnêtes. Et puis il y a les événements de Mochtchoun. Ce sont deux événements si graves qui ont changé le cours de toute l’opération russe sur place. Le premier événement au eu lieu à Hostomel, ce qui a empêché la mise en œuvre de leur plan. Pourquoi ces objectifs « trois plus dix », « Kyiv en trois jours », ont-ils échoué? Car le cœur du plan était le débarquement des troupes aéroportées tactiques par la méthode du débarquement sur la piste de Hostomel. Et les avions étaient dans les airs. Tout le monde le sait. Mais à la fin, nous avons ruiné ces plans. Et le deuxième événement a eu lieu à Mochtchoun. Lorsque ces événements ont eu lieu, si Mochtchoun était tombé, ils seraient entrés à Kyiv à ce moment-là par cette direction. Ce sont les deux événements les plus importants. Le troisième événement important est celui des batailles d'Irpin’, qui ont partiellement divisé le groupe russe, l'ont tout simplement coupé en deux, après quoi les Russes ont commencé à se retirer chronologiquement.
- Pourriez-vous nous en dire plus sur la bataille de Hostomel….
- C'était le cœur de l'opération, de toute l'opération militaire spéciale en général, comme les Russes le disent. Car pour eux, ce n’est pas une guerre, mais une « opération » qui était censée se terminer dans « trois plus dix », pour ainsi dire. C'est-à-dire qu'au plus tard le quatorzième jour, tout devait être terminé, complètement.
- Quel était le rôle de vos unités à Hostomel ?
Le premier jour, nous avons empêché le débarquement des troupes. Tout le reste est un dérivé de ceci.
- C’est là où elles ont rencontré le lever du soleil….
- Qu'est-ce qui a été fait ?
- Certains groupes étaient là-bas. Ils étaient aussi dans d’autres directions, mais cette direction est la plus importante pour nous. Et ils ont participé aux premières batailles, aux côtés des unités de la Garde nationale qui se trouvaient là, au point de déploiement permanent. Et finalement, ils ont créé des conditions dans lesquelles les Russes n'ont jamais pu faire atterrir un seul avion là-bas. Nous l’avons fait tous ensemble. Monsieur Syrsky nous a beaucoup aidé avec l'artillerie à l'époque, nous n'avions pas la nôtre. Donc, nous avons réussi grâce à notre coordination et notre coopération établies à la va-vite. Le premier jour, nous avons empêché le débarquement des troupes. Tout le reste est un dérivé de ceci.
- Comment la méthodologie de vos unités a-t-elle évolué en général au cours de ces trois années ? De nombreuses innovations ont été ajoutées, ainsi que des « frappes profondes » et d’autres choses, et de nombreuses opérations vraiment cool ont été réalisées.
- Toutes ces « frappes profondes » ont commencé à partir de ce moment-là. Notre innovation est la création de grands détachements et unités, que nous n’avions pas auparavant, car cela était dicté par les conditions de la guerre. Autrement dit, les actions classiques des groupes de forces spéciales ne fonctionnaient plus, nous avons eu besoin de grands éléments. Nous les avons créés.

- Vous voulez parler d'unités de type Kraken ?
- Les Shaman, Artan, Kraken, Timur et d'autres sont de grandes unités.
- Et comment évaluez-vous leur travail maintenant ? Était-ce une tactique justifiée ?
- Absolument. Étant donné que l’ennemi ne cherche pas vraiment à les rencontrer, cela signifie c’était une tactique justifiée.
- Quelles sont, selon vous, les trois meilleures opérations de la Direction générale du renseignement menées au cours des trois années de guerre à grande échelle ?
LE MYTHE SELON LEQUEL IL EST IMPOSSIBLE DE COMBATTRE EN RUSSIE A ÉTÉ DÉMENTI
- Je dirais que c’est la première opération qui était très importante pour moi. Il ne s’agit pas d’opérations effectuées par des petites troupes sur le territoire ennemi, mais des opérations à grande échelle qui ont eu lieu dans la région de Briansk. Plusieurs personnes croyaient que ce serait impossible, que cela provoquerait une guerre nucléaire, quoi qu'ils disent... J’étais sûr que cela fonctionne. Finalement, ça a marché. Je pense que c'est l'une des plus importantes opérations de combat de ce genre, car elle a démenti le mythe selon lequel il est impossible de déclencher des hostilités en Russie, car ça provoquerait une sorte d'Armageddon ici, a été démenti.
-Donc, désormais, les nuits des plusieurs officiers supérieurs et généraux russes sont éprouvent les angoisses nocturnes?
-Ça dépend. Vous pouvez aussi bien nous poser la même question. Les gens, comme on dit, s’habituent à tout. Malheureusement, c'est vrai. Si nous parlons du nombre d’ennemis détruits, alors c’est significatif. Nous et les services de sécurité travaillons activement sur ce sujet.
- C'est-à-dire que le peuple ukrainien, ceux qui ont perdu leurs êtres proches, peuvent savoir que beaucoup travaillent pour faire payer l'ennemi pour ses crimes?
- Beaucoup de gens y travaillent. Parlons, par exemple, de l’élimination récente d’un criminel qui nous a apporté beaucoup de chagrin. Je parle du commandant de la division du système russe de missile balistique Iskander, qui avait ordonné une attaque contre des funérailles dans le village de Groza, où environ 50 personnes ont été tuées et plus de 100 blessées. Il y a environ un mois, il a été tué dans une mystérieuse explosion survenue sur le territoire de son unité. Le mal retourne toujours contre à ceux qui le font. Ce n’est pas nous qui avons commencé à faire le mal, mais c’est à nous de le rendre.
- Existe-t-il des données sur l’impact que cela a sur l’état moral et psychologique de l’ennemi ?
- Cela a toujours un impact. Mais toute influence a une certaine période de temps. Une histoire n’aura pas d’impact pendant toute la vie.
- Récemment, au cours de la troisième année de guerre, un espion a été découvert au sein du Service de sécurité ukrainien. Cette personne occupé un poste très important : celui de chef d'état-major. Y a-t-il eu de tels cas au sein de la Direction générale du renseignement, et que faites-vous pour l’infiltration des agents ennemis?
- Nous n’avons pas eu de cas pareils. Il existe un département général de la sécurité intérieure et sa tâche est d’empêcher les espions (et pas seulement) de pénétrer ici. Quant à l’affaire des services de sécurité, je crois que c’est une victoire personnelle du général Malyuk. Il a découvert peut-être l’une des infiltrations de renseignements les plus puissantes. C'est un gars génial, il travaille professionnellement. C’est son mérite.
- Quelle est votre interaction avec le Service de sécurité ukrainien, le Service de renseignement extérieur?
-Nous entretenons de bonnes relations. En outre, il existe un Comité de renseignement, et au sein de ce comité, tout le monde travaille de manière absolument officielle. En outre, de nombreuses activités sont menées sur une base bilatérale.
- Alors, l’interaction aide-t-elle à créer une synergie sérieuse pour atteindre vos objectifs ?
- Oui, il y a beaucoup de questions du quotidien. Par exemple, une demande du service de sécurité concernant une certaine personne est envoyée à tout le monde, tout le monde partage les données. Cela permet au moins de gagner du temps.
- Avant la guerre et depuis son début, on a beaucoup parlé de l’entourage de Vladimir Poutine, de ceux qui l’influenceraient, qui feraient partie de son cercle intime, de ceux qui formeraient son opinion et qui l’aideraient à prendre des décisions. Quelle est la situation actuellement ? Est-ce que quelque chose a changé ?
- Rien n'a changé. C’est juste le rôle de Sergueï Choïgou qui a considérablement diminué. En revanche, le rôle de Nikolaï Patrouchev n’a pas beaucoup changé. C’est un moment intéressant.
- Donc, pourquoi on l’a nommé à un poste non seulement secondaire, mais plutôt caricatural ?
- Ce n'est pas vrai. Le poste de Secrétaire à la Sécurité nationale et à la Défense de la Fédération de Russie est un poste clé en Russie. Une autre question est de savoir pourquoi le rôle de Sergueï Choïgou a été tellement réduit.
D’ailleurs, savez-vous que le bureau de Nikolaï Patrouchev est désormais situé au Kremlin. Avant, il travaillait à une autre adresse. Je vous le dis, ce n'est pas aussi simple qu'il y paraît au premier abord. Les changements étaient attendus depuis longtemps, ils ont fait ce qu’ils ont fait. Et Sergueï Choïgou ne remplace pas Nikolaï Patrouchev. Il n’a même pas le droit de choisir ses adjoints.
- Et qu'en est-il du nouveau ministre de la Défense ? Qu’est-ce que Poutine, la société et l’armée russe en pensent?
- Il travaille normalement. Il a une réputation d’un technocrate. C’est comme ça qu’il est perçu. C'est-à-dire c’est une personne qui s'occupe des questions bureaucratiques et organisationnelles, etc.
- Donc, après Sergueï Choïgou qui était bien médiatisé et a démasqué le village « Potemkine »….
- Je dirais qu’il travaille plutôt dans l’ombre.
-Mais son travail apporte des résultats?
- Oui. Soyons honnêtes, ça donne des résultats. Ils ont réussi à réduire légèrement le niveau de détournement de fonds dans l'armée russe, ils y sont vraiment parvenus. Ça existe toujours, mais ça a diminué. L’industrie d’armement et les forces armées russes reçoivent le meilleur financement qu’avant. Eh bien, c'est ce qu'il y a en surface.
- À l’heure actuelle, l’enjeu clé dans l’espace médiatique concerne les négociations sur une trêve ou une paix. Et vous avez dit un jour que parler de paix à la Russie, c'était comme parler à un meurtrier qui va vous tuer. Que peut-on attendre d’eux à la table des négociations ? Sur quoi comptent-ils, est-ce qu’ils fixé leur maximum et leur minimum?
- Bien sûr, c'est une méthode de la carotte et du bâton, comme on dit. Ils continueront à faire ce qu’ils font depuis toujours : ils mettront pression sur nous et proposeront des choses financièrement intéressantes pour les autres parties. Cela a toujours été comme ça et rien ne changera. Il faut se poser une autre question : trêve ou paix. Ce sont des choses complètement différentes. Je ne peux qu’exprimer mon opinion personnelle : parvenir rapidement à une trêve est, en principe, réaliste. Parvenir rapidement à la paix n’est pas possible.
- S'il y a des données, quelle est l'aspiration des dirigeants militaro-politiques aujourd'hui - faire enfin la paix afin d'accumuler des forces et d'aller de l'avant ?
SI LA RUSSIE NE SORT PAS DE CETTE GUERRE D’ICI 2026, ELLE PERDRA TOUTE CHANCE DE DEVENIR UN LEADER MONDIAL
- Oui, ils ont besoin d'une pause. Car, selon leur stratégie, s’ils ne sortent pas de cette guerre d’ici 2026, ils perdront toute chance de devenir un leader mondial. Ils ne resteront qu’au niveau d’un leader régional, mais cela ne les arrange pas. Le prix financier de cette guerre est trop élevé. Cela empêche le pays de se développer, ne permet pas de réaliser des projets à grande échelle, etc. Il y a un manque de technologies et de solutions technologiques qui n’existent pas dans la Fédération de Russie, principalement dans le développement des régions arctiques, la production de gaz dans ces régions, etc.
- Et quels des problèmes auxquels ils doivent faire face? Ce n'est probablement pas un pays idéal, bien sûr, ils sont forts grâce à certaines méthodes totalitaires, mais ils ont de nombreux problèmes, je suis sûr que vous les étudiez. Est-ce possible de renforcer leurs problèmes nationaux, sociaux, technogéniques, je dirais même démographiques?
- Non. Il y a quelque chose avec quoi nous pouvons travailler, c'est sûr. Vous les avez énumérés correctement : tout d'abord, les problèmes ethniques, religieux et un peu technogéniques. Mais ce n’est pas quelque chose qui peut changer radicalement la situation dans la Fédération de Russie. Il n'y a pas de leader. Si un leader apparaît, tout peut changer en un jour, comme cela s’est produit avec Evgueni Prigojine par exemple. S’il n’y a pas de leader, quels que soient les problèmes, tout restera comme avant.
Son régime est absolument stable. Il n’y a personne là-bas qui puisse représenter une menace sérieuse, cela n’existe tout simplement pas.
-Et si nous abordons l'avenir en futurologue? Personne n’est éternel en raison de diverses circonstances, et c’est probablement sa force et sa faiblesse. Après tout, si tout le monde tourne autour d’une seule personne et un jour elle disparaît…..
- Vous voulez aborder l’avenir en futurologue, alors que moi, je voudrais parler des faits historiques. Cette réponse vous convient-elle? Ce n’est pas une comparaison correcte, ces personnages ne peuvent certainement pas être comparés. Ce sont des personnes d’un calibre complètement différent, comme on dit. Prenons l’exemple de Staline. Voici le fait historique : après la mort de Staline, la moitié du pays a vraiment pleuré. Les gens étaient effrayés, car l’homme de l'époque est parti. Mais que s'est-il passé le lendemain ? La lutte pour le pouvoir. Et ensuite, pendant le XXe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique la déstalinisation et la démystification du culte de la personnalité ont été officialisées. Ces événements ont bien eu lieu. Vous pensez que cette fois-ci cela va se passer autrement? Non.
- Je peux même imaginer Soloviev (Vladimir Soloviev, un journaliste russe et un des visages de la propagande du régime russe, plus particulièrement depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 –ndlr).
- Oui, qui dira : c'était le mal. Il a maintenu le pays dans une dictature, etc. L'histoire se répète toujours.
- Je suis d'accord avec vous. Et parlons un peu plus du global. Le changement d’administration américaine est en train de modifier l’ordre mondial. Selon vous, quel impact cela pourrait avoir sur les questions de sécurité dans le monde dans son ensemble, à commencer par la stabilité de l’unité euro-atlantique ? Nous avons entendu les dernières déclarations de Merz selon lesquelles l'Europe se concentrerait davantage sur elle-même, sur le Moyen-Orient, où le nouveau président américain promet également d'avoir une influence sérieuse.
- Je m'abstiendrai généralement de répondre à votre question, mais je peux essayer de commenter un peu. Il existe actuellement une situation d’incertitude stratégique pour la plupart des pays d’Europe et certains pays de la région Pacifique, car tout le monde ne comprend pas les mesures qui sont actuellement prises. Mais c’est un état d’incertitude. Cela ne signifie pas que tout va s’effondrer maintenant, tout comme cela ne signifie pas que tout va s’épanouir. Non. Nous vivons une telle période, nous devons simplement reconnaître et accepter les choses telles qu'elles sont.
- Vous avez dit au début de la conversation que les Nord-Coréens profitent aujourd’hui pour tester et améliorer leurs armes….
- Ce sera un vrai problème dans la région l’Asie-Pacifique…..
- Pensez-vous que les relations avec vos collègues de cette région se sont intensifiées ?
- Nous les avions déjà. Elles se sont un peu intensifiées avec la Corée du Sud après que les troupes nord-coréennes soient arrivées en Russie. Et ça va de soi. Nous sommes heureux de leur fournir des données sur les activités des Nord-Coréens, et nous en avons reçu certaines de leur part. C’est un flux de travail normal.
- Une autre question douloureuse. Vous dirigez le quartier général de coordination pour le traitement des prisonniers de guerre. Y a-t-il une possibilité, dans le cadre de la tendance qui semble se diriger vers des négociations, d’échanger tous les prisonniers contre tous, y compris ceux qui sont en captivité depuis 2014 ?
- Tout d'abord, je l'espère. Ensuite, nous repartions déjà petit à petit nos citoyens, même ceux qui sont en captivité depuis 2014. Je crois que nous allons ramener tout le monde à la maison, car toute guerre se termine toujours par le retour des prisonniers des deux côtés. N'oubliez pas que les familles des prisonniers de guerre russes attendent aussi leur retour. Peut-être leur pays ne les attend pas, mais leurs proches les attendent.
- Existe-t-il une sorte de tabou pour l’ennemi? Des personnes qu’il refuse catégoriquement d’échanger ?
- Il n’y a pas de tabous, mais plutôt des catégories de prisonniers problématiques dues à nos guerres de l’information. Et vous savez, comme dans toute guerre de l’information, il y a des avantages et des inconvénients. Un inconvénient certain de tous ces événements est que l’échange de certaines catégories de prisonniers promues est devenu problématique tant pour eux que pour nous. Nous avons fait grand bruit autour des Tchétchènes, alors qu’ils ne sont que des bergers des montagnes, dont tout le monde s’en fiche. Mais la société a du mal à comprendre ça. Les Russes échangent à contrecœur des militaires d’Azov, des personnels de l'infanterie de marine, tous ceux qui ont participé à la défense de Marioupol. Pour nous, les Tchétchènes sont un exemple frappant.
- Est-il vrai que Kadyrov influence d’une manière ou d’une autre ces échanges pour que les Tchétchènes soient échangés en premier ?
- Non, ce n'est pas vrai.
- Vous aviez raison à propos des guerres de l’information, de la sécurité de l’information : vous avez une structure solide de communication stratégique et vous communiquez d’une manière plutôt non standard. Avez-vous déjà analysé cette expérience et comment contrer efficacement la propagande russe, et si vous pouvez la surmonter ?
- Parfois ça arrive, parfois non. Nous avons des échecs, mais nous avons aussi des réussites. Je pense que tout le monde comprend ça. On peut dire de manière diplomatique que l’option de la victoire de notre État qui n’a pas encore eu lieu est un programme de désinformation massive qu'ils ont lancé afin de contrer la mobilisation. Soyons clairs : le programme fonctionne sérieusement et a un impact sur la conscience de notre population. Regardez, ces incidents dramatiques se produisent environ une fois ou deux fois par semaine. Mais quand on regarde Internet, on a l’impression qu’au moins une centaine de ces choses se produisent chaque jour. Il s’agit d’un exemple d’opération d’information professionnelle spéciale visant à influencer la conscience.
- Donc, cette vieille école soviétique utilise tout simplement les nouvelles tendances, les réseaux sociaux ?
- Oui. Cette ancienne école travaillait de manière efficace. Je ne partage pas l'opinion de beaucoup de gens selon laquelle nous devrions détruire tout ce qui est ancien et faire quelque chose de nouveau, ce n'est pas vrai, tout fonctionne.
- Je pense que vous partagez également le principe selon lequel ce qui fonctionne doit être amélioré?
- Seulement améliorer, en aucun cas détruire, ne pas réformer, etc.
- Au fait, permettez-moi de continuer de parler de la déstabilisation. Désormais, outre les actions des services des recruteurs militaires, des allégations circulent selon lesquelles la Russie souhaite déstabiliser la situation politique dans le pays.
- Que veut dire «souhaite» ? Ça arrive déjà, admettons-le, ça arrive déjà. De nombreux facteurs influencent cette situation, mais il s’agit d’un travail méthodique, qui a commencé à l'automne 2023, vise précisément à semer la méfiance envers les autorités, ce travail a commencé à la mi-2023.
- D'ailleurs, peut-être que l'ennemi profite du fait que notre société est comme ça maintenant, dans la troisième année de guerre, il est clair que même les gens résistants au stress ne peuvent plus le supporter. De quel type de soutien pensez-vous que la société a besoin, peut-être de messages de la part des dirigeants militaro-politiques, des Forces de défense ?
UNE SOCIÉTÉ FATIGUÉE REPREND VIE ET SE RÉVEILLE SEULEMENT QUAND IL Y A DES VICTOIRES
- La réponse existe et, peut-être, elle serait un peu désagréable, mais cette réponse est vieille des milliers d'années. Une société fatiguée reprend vie, se réveille seulement quand il y a des victoires, quand il n’y a pas de victoires – peu importe ce que vous faites, rien n’y fera. Il nous faut donc des victoires : diplomatiques, politiques, sociales, militaires, mais il faut des victoires. Personne au monde n’aime ou ne respecte les perdants, quoi que l'on dise.
- Alors une question personnelle pour vous. Comment arrivez-vous à garder la confiance en notre victoire et qu'est-ce que la victoire pour vous ?
- Ma confiance est basée sur les informations dont je dispose et dont, grâce à Dieu, j'ai suffisamment. Je peux analyser de nombreux aspects du monde, nos affaires intérieures, j'ai de quoi travailler. Et en principe, il faut y croire. Si nous perdons la foi, cela ne sert à rien de faire quoi que ce soit. Parce qu’une personne qui ne croit pas n’arrivera jamais à rien, et encore moins à la victoire. Un athlète qui ne croit pas qu’il deviendra un champion ne deviendra jamais un champion, et c’est pareil pour nous.
- Au fait, après la victoire, nous aurons en fait l’armée la plus expérimentée du continent maintenant ?
- Mais une autre armée la plus expérimentée du continent sera malheureusement sera toujours notre voisin.
- Malheureusement, oui, mais je pense que comme que vous ayez servi comme officier dans les années 1990 et au début des années 2000, à la fois comme cadet et comme officier, vous vous souvenez qu'il y avait un pacifisme si particulier, un détachement complet de la société vis-à-vis de l'armée, que c'était quelque chose comme ça ne devrait pas exister, mais bon, qu’elle existe… Aujourd’hui, l’attitude à ce sujet est en train de changer. Comment pensez-vous que nous devrions correctement intégrer une trêve ou une paix dans notre système d’autodéfense ?
- C'est une question difficile et douloureuse pour moi, et j'ai juste peur que les événements des années 1990 ne se reproduisent. J’ai très peur de cela et j’espère que nous ne répéterons pas les erreurs que nous avons commises entre 1992 et 2014, je l’espère vraiment. Parce qu'à cette époque-là aussi, nous avions, excusez-moi, la plus grande armée d'Europe, après celle de la Fédération de Russie, nous avions le troisième arsenal nucléaire le plus puissant, nous avions avait la base matérielle et technique la plus développée, la technologie la plus moderne, nous avions tout ce qu’il fallait. Et nous nous sommes dégradés au niveau où nous sommes aujourd’hui. Des vétérans d’Afghanistan, nous avions tout, tout était entre nos mains, nous l’avons détruit nous-mêmes. On peut en dire beaucoup sur qui était derrière tout ça, pourquoi ça s’est passé comme ça, mais c’est un fait.
- Vous avez dit que pour vous c'était une question douloureuse dans les années 1990. Vous avez tout vu à l’époque et je l'ai vu aussi, malheureusement.
- Je l'ai vu quand j'étais enfant, il suffit de regarder les statistiques de ce qu'il y avait en Ukraine en 1991 et ce avec quoi nous sommes entrés en 2014. C’est en fait effrayant.
- Je suis d'accord avec vous, en tant que journaliste militaire, malheureusement, j'ai vu cela.
- Même la question de la flotte de la mer Noire, sa répartition, qui était incorrecte, erronée, je suis d'accord avec cela. Mais nous sommes entrés en 2014 avec des choses que nous avions obtenu à l’époque, essentiellement en 1997. Ce sont des chiffres effrayants, nous avions trois navires comme le Hetman Sahaidachny, nous avions des systèmes de missiles côtiers et d'armes similaires, nous avions aussi un groupe d'aviation, mais nous avons tout détruit nous-mêmes.
- Au fait, j'aimerais personnellement savoir comment vous vous êtes formé, votre caractère, votre vision du monde et votre désir de choisir ce métier?
- Vous savez, je me souviens qu'une fois, quand j'étais enfant, j'ai lu un livre « Self-made man ». Je pense que j’ai essentiellement suivi cette voie.
- Êtes-vous satisfait ?
- D’après ce que je vois, j’aimerais que ce soit mieux, mais en principe – plus ou moins.
- L’image que vous vous êtes forgée dans la société correspond-elle à la façon dont vous vous voyez ?
JE ME FIXE UN OBJECTIF ET JE LE SUIS, TOUT LE RESTE N’EST PAS IMPORTANT POUR MOI
- Vous savez, je n'y pense pas vraiment, peut-être que peu de gens le croiront, mais c'est une question très secondaire pour moi. Je me fixe un objectif et je le suis, tout le reste n’est pas important pour moi. Je pense que les gens voient que nous faisons notre travail pas si mal, même dans des conditions où il y a un manque de victoires dans le pays. Nous n'en avons pas assez non plus, mais avons de temps en temps des petites victoires, c'est mon avis.
- Je vous suis très reconnaissant pour la conversation et je vous souhaite, à vous, à vos subordonnés et à nous tous, plus de victoires.
La conversation a été menée par Serhiy Tcherevaty
La version vidéo complète de l'interview est disponible sur la chaîne YouTube d'Ukrinform TV.