Notre interlocuteur à la Conférence sur la sécurité de Riga, professeur à l'université lettone Brīvā universitāte/Free University, le politologue Sergei Medvedev, a effectué une première formation à la Faculté de journalisme de l'Université d'État de Moscou. Ensuite, il a étudié à l'Université Charles de Prague et intégré un master à l'Université de Columbia à New York.
L'ERREUR SYSTÉMIQUE DU KREMLIN EST SON IDÉOLOGIE DE L'OFFENSE, DE LA VENGEANCE
- Depuis quelque temps tout va «de travers» au Kremlin. Les décisions prises pour des raisons tactiques conduisent à une inévitable défaite stratégique. Pouvez-vous décrire brièvement l’enchaînement et la logique de ces décisions erronées?
- Il me semble que tout est assez évident. La première et la plus importante des mauvaises décisions est le choix par Boris Eltsine et sa famille de Vladimir Poutine en 1999. Il s'est avéré que cet homme était capable de reconstruire très fidèlement l'appareil répressif, les structures traditionnelles de l'impérialisme russe, afin de ressusciter le Léviathan russe, l'État russe dans toute sa plénitude historique et dans toute sa cruauté impérialiste. Poutine, bien sûr, est un opportuniste, son propre pouvoir est important pour lui. Mais il a commencé comme quelqu’un qui essaie de mener des réformes - au début des années 2000. Pendant environ un an, avant 2002, tout semblait plus ou moins stable. Il avait des relations amicales avec les États-Unis, on parlait même d'une éventuelle adhésion à l'OTAN, à l'Union européenne.
Il me semble que quelque chose a commencé à changer, ou que le plan qu’il avait de longue date s’est peu à peu dévoilé, de vieux griefs (l'affaire Ioukos) ont commencé à se manifester vers 2003. Et de manière certaine - en 2004, lorsque Poutine a déclaré que l'Occident était derrière les attentats terroristes de Beslan. En 2005, Poutine a affirmé que l'effondrement de l'URSS était la plus grande catastrophe géopolitique. Puis il se met à y croire... Plus précisément, il y a toujours cru, mais désormais cela devient son moteur principal - comme si l'Occident collectivement voulait l'affaiblissement, la défaite et le démembrement de la Russie. Avec la conséquence que la Russie est condamnée à mener une guerre éternelle avec l'Occident pour une place dans le monde, pour la domination mondiale. Ensuite - 2007, le discours de Munich, c'est-à-dire un programme entièrement finalisé. 2008 – l’agression, l’invasion de la Géorgie. Eh bien, c’était parti- vous connaissez les étapes suivantes... Et c'est la principale erreur systémique du Kremlin - l'idéologie originelle du ressentiment russe, l'éternelle confrontation entre la Russie et l'Occident, l'idéologie de la vengeance de l’empire.
- Quelle est la place de l'Ukraine dans tout cela ?
- Poutine a une sorte de fixation psychologique particulière sur l’Ukraine, à peu près comme Hitler sur les Juifs. Pour Poutine, l’Ukrainien représente l’incarnation de la trahison. Comme les Allemands avec les Juifs et l’idée fixe du Dolchstoss, «un coup dans le dos» (littéralement «un coup de poignard dans le dos» ndlr), de la bourgeoisie juive, cause de la défaite subie par les Allemands lors de la Première Guerre mondiale. Pour Poutine, ce même Dolchstoss, « un coup de poignard dans le dos», a été infligé par l’Ukraine. Et de là son attitude envers elle. D’autant plus que nous voyons des exemples du comportement de Poutine. Ce comportement là, c’est celui des services spéciaux: ne pas pardonnez aux siens, se venger d’eux soi-même, les tuer. C’est que l'Ukraine était considérée comme étant «nôtre» - l'un des «fondateurs» de l'État, l'une des parties internes de l'empire et de l'Union soviétique... Je pense que cela remonte au premier Maidan, en 2004. Pour Poutine ce Maidan s’était déjà inscrit dans le contexte des révolutions de couleur. Et il en avait une peur complètement irrationnelle. L'Ukraine a commencé à être considérée comme un élément révolutionnaire qu'il fallait étouffer. Et puis l'État ukrainien lui-même devient son obsession (un trouble mental qui se manifeste par des idées obsessionnelles – ndlr). Des déclarations de Poutine sont font entendre de plus en plus souvent, lesquelles, en 2020, ont déjà abouti à un concept holistique de négation de l'existence de l'Ukraine - en tant qu'État, en tant que langue, en tant qu'histoire, en tant que culture. Tout cela s’est développé pour constituer une forme achevée d’idéologie nazie, qui a été acceptée par l'élite russe. L’idéologie de «L'Ukraine comme anti-Russie». Et conformément à cette conception, dans leur esprit est apparue la nécessité de la désukrainisation... J'ai essayé auparavant de trouver d’autres définitions afin d’éviter d’employer ces termes, mais maintenant je dois le dire: c'est le nazisme dans sa forme la plus pure.
IL EST POSSIBLE DE PARLER DU CARGO-CULTE RUSSE DU FASCISME
- Une formulation similaire au célèbre article de Snyder «Nous devons le dire : la Russie est fasciste». Autrement dit, dans le débat actuel, la Russie peut-elle être considérée comme un pays fasciste / nazi, êtes-vous du côté de ceux qui sont d'accord avec cela ?
- Absolument! Et oui, sur cette question, je suis plutôt d’accord avec Timothy Snyder - c'est du fascisme. Vous pouvez parler de schizo-fascisme. Je parle moi-même du fascisme du cargo, c'est-à-dire du culte russe du fascisme du cargo. Vous pouvez parler de rétro-fascisme. Snyder parle de rashisme. Oui, peut-être que le «rashisme» est dans une certaine mesure une définition civilisationnelle. Boris Pastukhov (politologue russe, analyste - ndlr) a dit à propos de la Russie d'aujourd'hui que c'est déjà une transition du fascisme au nazisme... Quand on voit ce que fait la Russie avec les Ukrainiens dans les territoires occupés... C'est vraiment une destruction physique. Actuellement, c'est juste le bombardement d'une nation entière, la destruction des personnes, de l'infrastructure résidentielle des villes. Les filtrages qui ont lieu dans les camps sont également significatifs : comment les personnes qui ont des tatouages ukrainiens sont mises à part. Comment on démasque les professeurs de langue ukrainienne. Comment les femmes ukrainiennes sont violées sous prétexte qu'elles «ne doivent plus donner naissance à des Ukrainiens». Tout cela est du nazisme chimiquement pur, dont des échantillons peuvent être trouvés dans les années 1930, provenant d'une version de la «théorie raciale».
Toute cette idée d'anti-ukrainisme a abouti à une idéologie cohérente. Et il faut admettre qu'elle n'est pas seulement celle de Poutine, mais dans une large mesure elle caractérise, paradoxalement, une grande partie de la population russe. Malgré le fait que l'Ukraine soit un peuple si proche, tant de liens familiaux... Et l'Ukraine a toujours joué un rôle important dans l'histoire soviétique, y compris en tant que composante importante de l'élite soviétique... Mais encore une fois, c'est peut-être précisément en raison de cette proximité que la Russie d'aujourd'hui - sous ses traits fascistes - a trouvé en l’Ukraine «quelqu’un autre» (c'est-à-dire un ennemi systémique - ndlr).
En vingt ans de vie en Russie au 21e siècle, j'ai vu beaucoup de mépris, d'incompréhension et un sentiment de supériorité envers l'Ukraine - même parmi les personnes très éduquées. Au fil des années, cela m’a fait de plus en plus mal – c’est un anti-ukrainisme enraciné d’une manière incroyablement profonde. Qui perçait, et en particulier dans les célèbres vers de Brodsky – mais là sous une forme absolument infâme, dégoûtante. Mais même en dehors de cela... un léger mépris envers l'Ukraine, envers Kyiv, envers la langue ukrainienne - cela a toujours été caractéristique de la culture russe.
DANS SON EMPIRE LA RUSSIE ÉTAIT UN COLONISATEUR ORDINAIRE
- Dans le monde il y a les concepts d'orientalisme, de post-colonialisme, de culture de l’abolition. On peut ironiser sur ces concepts, en ridiculiser les excès. Mais dans les anciens empires de l'Occident on y pense, on en débat. En Russie, semble-t-il, cela ne se reflète aucunement. Ce pays n’a absolument aucune vision de lui-même en tant qu'empire - du point de vue de ses anciennes colonies.
- Oui, ce paradigme en Russie dévie aussi dans le sillage du rejet généralisé de tout discours libéral de gauche occidental - politiquement correct, tolérance, féminisme, post-colonialisme, post-patriarcat. Bien sûr, la culture russe doit être revue du point de vue de la théorie du colonialisme, du post-colonialisme. Dans les relations de la Russie avec les autres nations de l'empire, il existe un colonialisme et un impérialisme internes profondément ancrés des Russes. C'est certainement vrai aussi pour l'Ukraine, car ce qui se passe actuellement en Ukraine est une révolution anticoloniale. Et politique, et militaire, et culturelle. Et pour la Russie, c'est une période difficile de prise de conscience qui lui est propre... Non, pas encore de «compréhension», tant qu'il n'y a qu'une défaite militaire partielle. À l'avenir, il y aura une prise de conscience de leur colonialisme agressif. Maintenant, cela commence tout juste à se produire.
- Mais en Occident, par rapport à la Russie, ce processus ne semble pratiquement pas se refléter. Actuellement, la révision des anciens schémas sur la mystérieuse âme russe et la culture russe exceptionnellement belle ne fait que commencer.
- Oui, vous avez raison - en Occident non plus cela ne se reflète pas encore. Il existe un stéréotype selon lequel d’une part un colonisateur est un «homme blanc», et d'autre part, les colonisés sont des Indiens d'Amérique du Nord, des Indiens d'Amérique centrale, des Aborigènes d'Australie, des tribus africaines. Mais il faut voir la même chose dans le cas de la Russie. Alexander Etkind l'a très bien montré dans son livre («Colonisation interne. L'expérience impériale de la Russie», 2013, - éd.). Que la Russie était exactement le même type de colonisateur par rapport à tous les peuples conquis de l'empire. Et maintenant, nous comprenons cela clairement, apparemment, - au moins en ce qui concerne les Biélorusses, les Ukrainiens. Naturellement, dans cette perspective, il faut repenser l'Holodomor et les autres actes de génocide contre l'Ukraine.
Oleg Koudrine, Riga.
Photo: Valdis Kaulins
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