Human Rights Watch: Les forces russes ont semé la mort à Boutcha
Des chercheurs de Human Rights Watch ont mené à Boutcha une mission qui a duré du 4 au 11 avril, ayant débuté quelques jours après le retrait des forces russes de cette zone. Ils ont recueilli de nombreuses preuves d’exécutions sommaires, d’autres homicides illégaux, de disparitions forcées et d’actes de torture ; tous ces actes sont susceptibles de constituer des crimes de guerre, voire d’éventuels crimes contre l’humanité.
« Presque chaque coin de Boutcha est maintenant une scène de crime, donnant l’impression que la mort rôdait partout », a observé Richard Weir, chercheur auprès de la division Crises et conflits de Human Rights Watch. « Les preuves recueillies indiquent que les forces russes qui occupaient Boutcha affichaient un mépris et une indifférence à l’égard des vies civiles et des principes fondamentaux des lois de la guerre. »
Human Rights Watch a mené des entretiens avec 37 habitants de Boutcha, dont 32 en personne et 5 par téléphone. Il s’agissait notamment de victimes, de témoins, de secouristes, d’employés de la morgue, de médecins, d’une infirmière et d’autorités locales. Human Rights Watch a également analysé des preuves matérielles collectées dans la ville, des photographies et des vidéos originales fournies par des témoins et des victimes, ainsi que des images satellite.
Les cas documentés ne représentent qu’une fraction du nombre total d’incidents de crimes de guerre apparents commis à Boutcha par les forces russes pendant leur occupation de la ville.
Le 15 avril, le procureur régional de Boutcha, Ruslan Kravchenko, a déclaré à Human Rights Watch que les corps de 278 personnes avaient été retrouvés dans la ville depuis le retrait des forces russes ; il a ajouté que la grande majorité des victimes étaient des civils, et que ce nombre allait probablement augmenter, lors de la découverte anticipée d’autres corps. Avant le conflit, Boutcha comptait environ 36 000 habitants.
Serhii Kaplychnyi, directeur des pompes funèbres municipales de Boutcha, a indiqué que pendant l’occupation russe, son équipe avait provisoirement enterré des dizaines de corps dans une fosse commune située derrière l’église Saint-André et Toussaint, en raison d’un manque d’espace dans la morgue. Seules deux des victimes enterrées étaient des soldats de l’armée ukrainienne ; les autres étaient des civils, a-t-il précisé. À partir du 14 avril, les autorités locales avaient exhumé plus de 70 corps de cette fosse commune.
Un autre employé des pompes funèbres, Serhii Matiuk, a aidé à rassembler les corps retrouvés à Boutcha. Il a indiqué à Human Rights Watch qu’il avait personnellement collecté environ 200 corps dans les rues de la ville depuis le début de l’invasion russe, le 24 février. La plupart des victimes étaient des hommes, mais certaines étaient des femmes et des enfants, a-t-il ajouté. Presque toutes les personnes avaient été touchées par des balles ; une cinquantaine de victimes avaient les mains liées et leur corps présentaient des traces de torture, a-t-il précisé. Le ligotage des mains est un indice qui accrédite fortement l’hypothèse selon laquelle ces personnes avaient été détenues avant d’être victimes d’exécutions sommaires.
Human Rights Watch a documenté en détail 16 homicides manifestement illégaux commis à Boutcha, dont neuf exécutions sommaires et sept meurtres de civils commis de manière indiscriminée. Les 16 victimes étaient quinze hommes et une femme. Human Rights Watch a aussi vérifié les cas de deux civils blessés par balles : un homme touché au cou alors qu’il se trouvait sur son balcon avec sa famille, et une fillette de neuf ans blessée à l’épaule alors qu’elle tentait de fuir les forces russes.
Human Rights Watch a précédemment documenté une exécution sommaire perpétrée à Boutcha le 4 mars, selon les témoignages d’habitants qui avaient pu fuir la ville. Lors de cet incident, les forces russes avaient regroupé cinq hommes, et abattu l’un d’entre eux par un coup de feu derrière la tête, selon un témoin. Au cours d’un autre incident, le 5 mars, Viktor Koval, âgé de 48 ans, a été tué après que les forces russes ont attaqué la maison où il s’était réfugié.
Le ministère russe de la Défense a nié les allégations selon lesquelles ses forces auraient tué des civils à Boutcha, soutenant dans un post publié le 3 avril sur Telegram que « pas un seul résident local n’a subi d’action violente » lorsque Boutcha était « sous le contrôle des forces armées russes ». Au contraire, a poursuivi le ministère, les preuves supposées de ces crimes sont un « canular, une mise en scène et une provocation » orchestrés par les autorités de Kyiv.
Des habitants de Boutcha ont indiqué à Human Rights Watch que les forces russes sont entrées pour la première fois dans la ville le 27 février, mais qu’elles ont été chassées du centre de la ville lors de violents combats. Le 4 mars, les forces russes étaient de retour sur place et ont pris le contrôle de la plus grande partie de la ville le 5 mars. Boutcha est alors devenue une base stratégique pour permettre aux forces russes de progresser vers Kyiv. Des témoins ont déclaré à Human Rights Watch que plusieurs unités militaires russes opéraient à Boutcha pendant l’occupation.
Peu de temps après avoir occupé la ville, les forces russes sont allées de maison en maison, menant des fouilles dans des immeubles résidentiels en affirmant qu’il s’agissait d’une « chasse aux nazis ». À plusieurs endroits, les soldats russes ont cherché des armes et interrogé des résidents. Dans certains cas, ils ont arrêté les hommes se trouvant sur les lieux, prétextant qu’ils refusaient d’obéir aux ordres, ou parfois même sans fournir de motif. Les autres membres des familles ont dit que les soldats ont refusé de leur dire où ils emmenaient ces hommes, et que par la suite ils n’ont toujours pas pu obtenir d’informations à leur sujet. De tels actes sont caractéristiques d’une disparition forcée, constitutive d’un crime en toutes circonstances, en vertu du droit international.
Après le retrait des forces russes, les corps de certaines personnes disparues de force, y compris dans deux cas documentés par Human Rights Watch, ont été retrouvés dans des rues, dans des cours d’immeubles ou dans des lieux utilisés comme bases militaires ; certains corps présentaient des traces manifestes de tortures. Des spécialistes ukrainiens du déminage ont indiqué avoir décelé des pièges explosifs (« booby traps ») qui avaient été placés sur les corps d’au moins deux victimes.
Les forces russes ont occupé des domiciles et d’autres immeubles civils, dont au moins deux écoles, faisant de ces emplacements des cibles militaires. Deux résidents d’un immeuble ont indiqué que les forces russes avaient ordonné à ceux qui restaient dans l’immeuble de se rendre au sous-sol, mais de laisser les portes de leur appartement déverrouillée. Les soldats sont alors entrés dans les foyers des résidents ; lorsqu’ils trouvaient une porte verrouillée, ils l’ont forcée avant de saccager l’appartement, selon des habitants.
Plusieurs habitants de Boutcha ont décrit la manière dont les forces russes ont tiré sans discernement sur des civils, y compris ceux qui s’étaient aventurés à l’extérieur. Vasyl Yushenko, âgé de 32 ans, a reçu une balle dans le cou alors qu’il était allé fumer une cigarette près de la fenêtre de son appartement. Une infirmière a décrit les soins qu’elle a dû dispenser à dix personnes grièvement blessées, dont une fille qui a touchée au bras par une balle alors qu’elle tentait de fuir les forces russes. L’homme avec qui elle courait a été tué, et le bras de cette jeune fille a dû être amputé.
Certaines personnes ont également été blessées ou tuées lors d’explosions, selon les employés des pompes funèbres, manifestement lorsque les forces russes ont bombardé la ville au début de leur offensive ; d’autres ont été victimes de tirs d’artillerie lors des combats entre les forces russes et ukrainiennes.
Les soldats russes ont endommagé des maisons et appartements où ils ont séjourné ; dans plusieurs cas, ils ont dérobé des possessions comme des téléviseurs et des bijoux. Sur le plan juridique, les forces d’occupation peuvent réquisitionner des biens pour leur usage en échange d’une indemnisation ; toutefois, le pillage est strictement interdit par les lois de la guerre, en particulier lorsque des biens sont saisis pour un usage personnel ou privé.
Les résidents de Boutcha ont décrit leur accès limité à l’eau, à la nourriture, à l’électricité, au chauffage et aux services de téléphonie mobile lors de l’occupation russe. Un homme a dit qu’il avait enterré son voisin, un homme plus âgé qui dépendait d’un concentrateur d’oxygène ; cet homme est décédé après une coupure d’électricité qui a causé l’arrêt de l’appareil.
Human Rights Watch a documenté et reçu des informations relatives à d’autres crimes de guerre manifestes commis dans d’autres villes occupées par les forces russes, dont Hostomel, Motzyhn et Adriviika ; d’autres preuves pourront probablement être recueillies lorsque les conditions d’accès à ces villes s’amélioreront. Le 15 avril, un haut responsable de la police ukrainienne a annoncé que les autorités avaient identifié 900 citoyens ukrainiens tués par les forces russes pendant leur occupation de la région de Kyiv, mais les circonstances de la plupart de ces décès sont encore indéterminées à l’heure actuelle.
Le 15 avril également, le procureur régional de Boutcha a déclaré à Human Rights Watch que plus de 600 corps avaient été retrouvés dans le district de Boutcha, qui se trouve dans la région de Kyiv et compte environ 362 000 habitants. Human Rights Watch n’a pas été en mesure de vérifier ces chiffres.
« Les victimes de crimes de guerre apparents commis à Boutcha méritent la justice », a conclu Richard Weir. « Les autorités ukrainiennes, avec le soutien de la communauté internationale, devraient accorder une haute priorité à la préservation des preuves, ce qui est essentiel pour garantir que les individus responsables de ces crimes rendent un jour compte de leurs actes. »
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